Je marche sur une mer blanche. C’est ma première rencontre avec la neige et le baptême est réussi ; un épais manteau recouvre la montagne. De drôles de bonhommes colorés dévalent la pente à toute vitesse sur le versant opposé ; je me demande à quoi ils jouent. Plus haut dans la vallée, j’aperçois des chalets de bois, un hôtel-restaurant et le casino. Un décor dont je n’aurai jamais imaginé l’existence. Des navettes circulent de la gare au village mais je préfère aller à pied. Mes derniers billets ont servi à acheter des bottes, une paire de gants et une cagoule pour tenir le choc. L’air froid cingle mon visage et mes jambes sont lourdes dans la poudreuse. Un rapace décrit de grands cercles à travers le ciel, entre chien et loup. Alors que je progresse lentement vers le village, mes pensées me ramènent chez moi. A l’opposé de cet univers de glace. Dans la grande forêt où la moiteur végétale dispute aux toucans la peinture du jour, au rythme des pas du jaguar et des cris de capucins. L’Amazonie qui m’a vu grandir, vivre et perdre tout ce que j’aimais.

Des flashs vrillent mon cerveau, reconstruisant petit à petit mon histoire. L’entreprise européenne achetant nos terres au gouvernement. Ma tribu refusant de partir. Mon retour à l’aube après une chasse nocturne et les miens décimés. Mes parents, mes amis, ma femme, mon peuple. Alors la vengeance s’est insinuée sous ma peau. Je me suis glissé dans les nuits de la jungle et j’ai tué les mercenaires responsables du massacre. Leur or m’a permis de continuer ma quête et j’ai empoisonné un représentant du gouvernement, dealer de territoire sauvage. Après avoir traversé l’océan Atlantique dans la cale d’un cargo, j’ai retrouvé les dirigeants de l’entreprise. Ils étaient difficilement atteignables chez eux alors j’ai attendu le bon moment. Un séjour entre amis à la montagne.

J’arrive au village dans la nuit noire mais les lumières du casino m’indiquent le chemin. Je me cache derrière un monticule de neige, près du parking. Les clients sortent les uns après les autres de l’établissement, l’aube se lève progressivement, je patiente. Enfin quatre hommes élégants sortent du casino et rejoignent une berline. Ce sont eux. Je sors à découvert et le plus grand me montre du doigt en riant ; c’est vrai que j’ai la parure à plumes du chef sur la tête. Je souris en retour, ils sont à vingt pas environ. Je dégoupille la grenade qui s’est réchauffée dans ma main et la lance en l’air. Le marin qui me l’a vendu sur le cargo n’a pas menti. L’objet métallique explose entre les quatre dirigeants aux costumes impeccables. Le silence vole en éclat, l’aube s’éclaire de feu et le blanc se teinte de vermillon.