Editions du Valhermeil
2015

A mon ami Mohamed Aissa

« Les gens courageux n’existent pas, il y a seulement ceux qui acceptent de marcher coude à coude avec leur peur »

Luis Sepulveda

En ce temps-là je n’étais plus en mon adolescence
J’avais deux fois seize ans et je ne me souvenais pas de mon enfance,
J’étais à quelques lieues du lieu de ma naissance,
Le cœur lesté d’une incommensurable solitude je glissais entre chien et loup,
Je marchais dans ma ville, aux cinquante clochers et aux quelques gares
Le long des trottoirs de mes premiers pas, sur les places de mes premières amours Mais je ne reconnaissais ni les silhouettes des femmes, ni le ciel,
Et j’étais si mauvais poète que je n’allais pas jusqu’au bout

L’écho résonnait de fumées d’usines et de périphériques schizophrènes
L’horizon était écrasé par les hommes pressés et les arbres enfermés dans des grilles
Les nettoyeurs de vitres dansaient devant la triste lumière des phares
Le soir tombait sur les façades en domino de faux-soleil et j’échappais aux autres
Les rues pleines me laissaient triste et vide
Je voyais des vieillards jouer à redevenir des enfants devant les vitrines et des enfants jouer à devenir des vieillards dans le parc
Les rimes des émois adolescents faiblissaient dans des cafés sans amis et sans âme
Sur un toit une jeune femme appelait le monde entier :
« Toujours et jamais sont des mots qui n’existent pas », criait-elle,
Mais le monde entier était déjà couché

Et j’aurais voulu être à Moscou, la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n’en aurais pas eu assez des mille et trois clochers et des sept gares
J’aurais voulu moi aussi le soleil sur la place rouge et les toits d’or croustillants

J’aurais voulu Istanbul, le hachich sur les terrasses et Saigon, les amoureux sous les arcades J’aurais voulu Dakar, les tambours du port et Buenos Aires, les librairies la nuit
Alors je longeais les voies ferrées et je songeais au Transsibérien traversant les grandes plaines, à la neige sur les vitres des wagons, au plaid bariolé de Cendrars

Je rêvais à des femmes dont les grands yeux changeraient mon horizon, Aux lèvres qui seraient Moscou Istanbul, Dakar, Saigon, Buenos Aires, Aux voix des légendes anciennes, aux lignes des mains caressantes

L’horizon tenait à un fil aux portes des maisons closes, je ne comprenais plus rien de ma ville, de ses histoires d’amour manquées, de ses fleuves avec le soleil dedans, de ses immeubles qui abritent les gens et où les gens font l’amour, dorment de sommeil sans rêves et rêvent de sommeils éternels

Je ne comprenais rien à ses boulevards où passent les foules philosophiques, à ses bancs publics cadenassés, à ses métros aériens sonores traversant le ciel, à ses pissotières où l’on se came pour imaginer une autre vie, à ses quartiers remplis de bureaux sans fenêtre où l’on travaille à coups de chiffres et de cocaïne
J’étais un étranger dans ma ville,

Je roulais dans un taxi volé, au milieu des drapeaux, des marseillaises, des claquements de bottes, des couvre-feux et des ombres menaçantes,
Des fanatiques de tout bord, en uniformes, en costumes ou drapés de tradition
Dealers d’éternité, dealers de morale, dealers d’animaux sauvages, dealers de rires enfant, dealers d’eau potable, dealers de nourriture chimique et d’amours bon marché

Les portes se fermaient, les gens avaient peur, les banquiers dansaient dans les rues avec les caporaux et les faux apôtres de dieu, riant jusqu’au bordel où des femmes squelettiques les accueillaient
J’aurais voulu les boxer mais je ne faisais rien, nous étions devenus un cirque d’automates et l’obsession de l’ennemi invisible emplissait l’air

De la colline j’essayais de voir au loin jusqu’où le regarde porte,
Je cherchais les montagnes bleues, les rivières sentimentales et les loups des steppes Et c’est alors qu’un enfant s’est mis à marcher à contre- courant de la marée humaine

Seul il a traversé la cité, dessinant sans s’arrêter sur les banques, les casernes, les lieux d’obscurantisme, son sourire illuminant la place et la foule entière retenait sa respiration Sur la grande place l’enfant s’est avancé face aux chars pointés, il était blond, brun, châtain, garçon, fille, noir, blanc, métisse, jaune, rouge
C’était Rimbaud, Maïakovski, la petite vendeuse d’allumettes, Barbara, le roi, le mendiant, l’oiseau,
Il se mit à chanter pour moi, nous étions des milliers mais il chantait pour moi:
« Cette nuit c’est la saison d’aimer, cette nuit c’est la saison d’aimer »

Alors je me suis souvenu de mon enfance et du lieu de ma naissance,
J’ai retrouvé les odeurs de l’automne, mes amours perdus, les places du 1er mai aux sons des guitares andalouses, la bière partagée des amis oubliés, mon chien jaune qui me réconfortait, le sourire d’inconnus qui me donnait l’espoir
Et alors j’ai su qu’elles seraient chassées les ombres, comme elles ont déjà été chassées,
Par nos grands-pères, par nos mères, Missak Manouchian, Rosa Luxemburg, Gabriel Garcia Lorca, René Char, les femmes de la place de mai, les anciens esclaves, les indiennes révoltées…

Les villes digéreront à nouveau les ombres, les places se rempliront d’amoureux qui feront repousser des arbres, les statues des salopards sauteront des parcs, les rues seront libres et criante de monde, les murs peints de poèmes, au loin les montagnes chanteront à nouveau Les ombres du passé berceront les contes des enfants de nos enfants, qui joueront à se faire peur le soir, ils viendront du monde entier, des villes et des campagnes, et se mélangeront encore et feront naître d’autres enfants, beaux de liberté et de justice pour le peuple

Les passantes forceront les lignes du siècle symétrique et nous boirons du vin à la santé des villes nouvelles

Alors je serai toujours mauvais poète mais j’irai à la gare, Je prendrai un train en direction de l’est,
Je prendrai ensuite d’autres trains dans d’autres gares, Jusqu’à Moscou,

Jusqu’au Transsibérien.