Au capitaine Axel Zeiliger

 

Notre civilisation tant vantée est née dans le sang, est imbibée de sang.”

Jack London, Le talon de fer

 

Le soleil était au zénith quand Jason Fisher passa la porte des Puces du Canal. Quatre vieux jouaient aux cartes à l’ombre d’un platane et l’un d’eux lui fit un signe de la main, sans détacher son regard du jeu. Fisher slaloma entre les containers aux couleurs vives, que brocanteurs et ferrailleurs étaient en train de fermer. Les visiteurs se faisaient rares en ce premier jour d’été et la buvette était un aimant. Un Doberman se mit à courir joyeusement autour de Jason.

– J’ai pas le temps de jouer, Vega.

Le chien ne fit aucun cas de la remarque et lui lécha frénétiquement la main. Jason le gratifia d’une caresse sur la tête, pour essuyer la bave qui lui collait aux doigts.

– Allez file maintenant.

Une gamine déboula en vélo dans l’allée quelques secondes plus tard.

– Oh Jason, ma sœur t’a cherché toute la journée hier, elle va te tuer !

– Mais tu sors d’où toi ! C’est déjà les vacances ou quoi ?

– C’est parce que tu te la fais, hein ! J’en suis sûr !

Fisher fit mine de balancer un coup de pied en direction de la môme.

– Mais arrête de raconter n’importe quoi !

– Tout le monde le sait en plus. Mon père y va te dézinguer…

– Allez dégage Lily, et embarque ton cabot avec toi.

La fillette éclata de rire en filant avec son Doberman.

Jason longea le canal en étirant ses muscles meurtris par la course-poursuite de la veille. Les flics avaient été à deux doigts de le chopper cette fois. Il fallait arrêter les plans foireux, siphonner des camions lui rapportait quelques billets mais le risque était trop gros. Le jeune homme avait d’abord dû éviter les pierres lancées par les routiers, puis s’échapper par les toits pour fuir la police.

La chaleur lui collait maintenant à la peau et les bâtiments industriels se dessinant face à la rive amplifiaient la sensation de moiteur. Fisher pourrait être à cette heure en train de jouer au babyfoot avec ses potes ou à la piscine avec Jessica. Au lieu de cela il consacrait son temps à rembourser une dette qui n’était pas la sienne. Il avait dix-neuf ans et aucun horizon. Jason squattait chez la famille de sa mère, des gitans qui l’appréciaient autant que les tigres aiment manger de l’herbe. Il avait dix-neuf ans et il ne connaissait rien de sa ville, de ses histoires d’amour, de ses couchers de soleil sur la colline, de ses immeubles modernes qui abritent des familles, des sommeils tranquilles, des rêves d’enfants. Il ne connaissait pas les librairies anciennes, les terrasses ombragées, les boutiques du centre et les restaurants aux saveurs du monde entier. Il connaissait seulement la promiscuité des cages à lapin, les quartiers abandonnés, l’odeur de la poussière et de la crasse, les dealers de came, de religion, de sexe tarifié, les matraques des flics, la violence de la rue, le mépris des autres. Et puis les plans merdiques, dangereux et misérables qu’il fallait accumuler pour éponger cette dette…

Jason Fisher s’arrêta devant l’ancienne fabrique de tissus. Il toqua trois coups à la porte métallique et ajusta l’ourlet de son Levis sur ses baskets. Un petit homme à la figure grêlée ouvrit la porte d’un coup sec.

– Tu es en retard.

Jason renifla et pénétra dans l’entrepôt sans répondre. Armando Tiera referma, pendant que Fisher avançait entre les stocks de bières et les montagnes de matériel électrique. Au fond de la pièce, assis à son bureau, Jacques Barlant était au téléphone. A sa gauche, Mélinée Askian fixait Jason d’un regard bleu ciel, qui jurait avec la vétusté des lieux. Fisher devina une arme à la naissance de ses hanches. Barlant raccrocha et manœuvra ses cent kilos dans sa direction.

– Assied toi.

Le jeune homme plongea la main dans la poche de son jean et sortit une liasse de billets qu’il déposa sur le bureau.

– Je fais le nécessaire pour le reste. Dans quelques jours, j’ai un bon filon…

Le boss caressa son crâne lisse avant de ranger l’argent dans un tiroir. Il observa son verre de Cognac, comme s’il hésitait entre le boire ou le balancer par terre.

– On va faire ça encore longtemps ?

Fisher le regarda, en essayant de ne pas se décomposer.

– De quoi ? Faire quoi ?

Le chauve reposa son verre sans y toucher.

– Le délai a expiré il y a longtemps pour cette dette. On va arrêter ce petit jeu.

Fisher se tassa sur sa chaise et sentit la transpiration auréoler son tee-shirt blanc.

– C’est pas de ma faute mon père est en cabane et…

Barlant l’arrêta d’un geste.

– Je connais la chanson. Les problèmes des autres, je m’en tape.

Il se racla la gorge.

– J’ai moi aussi un caillou dans la chaussure en ce moment. Mais qui peut se transformer en solution à tes tracas.

Jason le regarda sans comprendre.

– On doit se débarrasser d’un camion Jumper et j’ai pensé à toi pour le bazarder.

Fisher tenta de durcir sa voix.

– Pourquoi moi ?

– On m’a dit que tu étais un bon conducteur. Et puis comme ça on solde nos comptes.

– Vous pouvez pas le mettre à la casse ? C’est à 500 m d’ici…

– C’est pas ton problème ça. Il faut que le véhicule disparaisse, c’est tout ce que tu dois savoir.

Fisher voulu répondre, mais le léger mouvement de Mélinée Askian dans sa direction lui fit changer d’avis. Le chauve reprit la parole.

– On va couler cette merde discrètement dans les marais, au nord de la ville. C’est simple comme bonjour et si tu t’en occupes, ta dette est effacée. Pour de bon.

Il esquissa un sourire en voyant le regard de son vis-à-vis s’éclairer.

– Je suis perdant dans l’affaire, mais au moins je suis sûr que tu emmèneras le bastringue à bon port. Et puis dans le fond je t’aime bien. J’ai envie que tu passes à autre chose.

Jason ne comprenait pas pourquoi on avait besoin de lui sur ce coup-là mais c’était l’occasion ou jamais de se débarrasser de ses problèmes. Et puis refuser un service à un type comme Barlant n’était foncièrement pas une bonne idée…

– Une fois que j’ai coulé le camion, comment ça se passe ?

– Les deux amis ici présents seront devant avec une voiture, pour t’indiquer la route. Ils te ramèneront après.

Jacques Barlant fixa Fisher droit dans les yeux.

– Alors on règle cette histoire une bonne fois pour toute ?

Jason regarda à son tour le chef de ses grands yeux verts, sans ciller.

– Je marche.

Vingt minutes plus tard, Jason était au volant d’un Jumper de livraison, suivant la Volvo noire de Mélinée Askian et d’Armando Tiera. Jacques Barlant l’avait obligé à laisser son téléphone au bureau mais il avait eu le temps d’envoyer un message à Jessica pour s’excuser de lui avoir posé un lapin la veille. Il l’avait dans la peau cette fille et ce soir une vie nouvelle allait commencer pour eux. La dette de son paternel serait enfin effacée et il pourrait se casser de chez les gitans.

La camionnette traversa la banlieue lyonnaise, résonnant de fumées d’usines et de périphériques schizophrènes. Fisher se demandait à quoi avait pu servir le véhicule. De ce qu’il savait du quartier, les affaires de Barlant tournait surtout autour du recel et de la came. Il avait aussi un bar à hôtesses dans le Vieux Lyon mais en général il réglait ses affaires en équipe restreinte, sans l’aide d’éléments extérieurs. Fisher se contorsionna pour attraper son paquet de cigarettes dans la poche de son jean.

Soudain un faible bruit se fit entendre à l’arrière. Jason pensa à un objet mal ficelé ou à la roue de secours, il tendit l’oreille mais le silence avait repris le contrôle des lieux. La route était dégagée et le soleil déclinait. Il alluma une clope. Une sorte de tambourinement se mit alors à résonner dans la cabine, régulièrement. Fisher se retourna mais l’habitacle hermétiquement fermé ne laissait rien transparaitre. Il augmenta le son de la radio pour couvrir la faible plainte qu’on entendait maintenant. Il se mit à taper du poing sur le volant.

– Putain de merde c’est quoi ce bordel !

La Volvo était plus loin devant et il n’avait aucun moyen de contacter Tiera et Askian. Malgré ses appels de phare, la voiture ne modifia pas son allure. Les bruits continuaient de manière discontinue. Fisher fit une embardée sur un chemin de terre puis s’arrêta le long d’un champ de maïs. La Volvo se parqua deux minutes plus tard. Les deux occupants sortirent et se dirigèrent vers Jason. Mélinée Askian prit la parole en le fusillant du regard.

– Pourquoi tu t’arrêtes connard ? On roule trop vite pour toi ?

Fisher serra le poing.

– Y’a quelqu’un dans le camion, putain !

– Comment ça, qu’est-ce que tu racontes ? souffla Armando Tiera.

– Il y a une personne à l’arrière ! C’est quoi cette embrouille ?

Askian resta silencieuse un moment en regardant son acolyte. Ce dernier composa un numéro sur son téléphone et s’éloigna. Les épis ondulaient au vent dans les champs autour, impassibles à la tension qui flottait dans l’air. Mélinée ne lâchait pas Fisher des yeux. L’avorton s’approcha d’eux et tendit le portable à Jason.

– Remonte vite dans ce camion et amène-le au point convenu. Ne t’occupe pas de ce qu’il y a derrière…

La voix de Barlant paraissait étrangement calme.

– C’était pas ce qui était prévu, on n’a jamais parlé de meurtre. Je vais le laisser là votre tas de ferraille et vous allez vous démerder. Le risque est bien trop gros…

– Maintenant écoute moi bien gamin. Je t’ai proposé de conduire le Jumper et tu as dit oui.

A cet instant Askian sortit son flingue comme si elle entendait les propos de son boss et le braqua sur Jason. Ce dernier ancra ses pieds au sol pour ne pas vaciller.

– Tu vas couler ce camion sinon tu es un homme mort. Comme dans les westerns.

La fille baissa son arme. Jason lui tendit l’appareil et se mit à marcher comme un zombie, sans voir le doigt d’honneur d’Armando Tiera. Il démarra quelques secondes après eux et reprit la route nationale.

 

Jason Fisher essaya de faire le vide en roulant, mais les pensées se bousculaient dans sa tête. Barlant, les menaces, Mélinée et son flingue, la possibilité d’un nouveau départ, Jessica, les copains du quartier, cette saloperie de Tierra… Et il allait devoir noyer quelqu’un pour le compte de ces salopards ! Mais en refusant ce travail, il condamnait sa vie à Lyon et son histoire avec Jessica. Il priait pour que tout s’arrête, embrassant même la petite médaille qu’il gardait cachée sous son tee-shirt et que sa mère lui avait donné le jour où elle s’était tirée.

Une sorte de murmure se fit cette fois entendre à l’arrière.

– Help me, please. Help me…

Le garçon ne savait plus s’il entendait vraiment les mots ou si c’était dans sa tête. L’autoradio diffusait à ce moment une chanson de Nirvana, comme un pied de nez à son destin. Il se concentra dessus, jusqu’à ce que la Volvo ne s’engage sur un chemin. Elle s’arrêta au plus haut point, trente mètres au-dessus d’un étang. Des oiseaux s’envolèrent dans le crépuscule. Armando Tiera passa le bras par la fenêtre et pointa l’eau noire en contrebas. Jason Fisher hésita quelques secondes puis il descendit du Jumper.

– On peut pas faire ça, putain…

Mélinée Askian sortit à son tour en claquant la portière.

– T’as vraiment la tête dure, espèce de connard.

– Vous savez qui est là-dedans ?

– Tu croyais peut-être convoyer des lettres ?

Jason la regarda fixement, droit dans les yeux. Vert émeraude contre bleu ciel.

– Laissez- le partir, j’dirais rien à Jacques ! On va avoir des problèmes avec les flics c’est sûr…

– Ferme ta gueule, tu ne sais rien. On ne peut rien faire, cette merde nous est tombée dessus. On doit réparer les erreurs d’un mec et cette camionnette doit disparaître avec son chargement. Point barre.

– Putain mais c’est pas vrai… C’est un meurtre là !

– Arrêtes de jouer les vierges effarouchées. Regarde ton paternel et ceux du quartier, ils vendraient leur mère pour une dose.

Jason serra les dents. Mélinée Askian reprit en s’avançant un peu.

– Tu nous prends pour les grands méchants de l’histoire ? Mais on est juste les chainons d’un système pourri et on est à la botte de plus pourris que nous encore. Tout simplement.

– C’est ça ta justification ? Mais elle est passée où ton âme alors ?

Jason se rapprocha en criant mais la fille le braqua avec son flingue.

L’avorton se posa sur le capot de la Volvo et prit la parole.

– Moi j’en ai rien à foutre de tout ça. Je pourrais lâcher le frein à main sans aucun remord, mais je vais te laisser t’en charger… Pour le plaisir.

Fisher remonta à bord. Un tambourinement se fit à nouveau entendre à l’arrière. Le garçon aperçut son propre reflet dans la vitre passager. Il lâcha le frein à main et le camion se mit à avancer, lentement. Dans le rétroviseur Askian avait baissé son pistolet. Au moment où il allait ouvrir la portière pour sauter, Jason appuya sur la pédale de frein. Il enclencha la marche arrière et recula violemment dans la Volvo, pulvérisant au passage les jambes d’Armando Tiera. Un hurlement de bête sauvage se fit entendre et Mélinée Askian se mit à tirer en direction de la camionnette. Fisher baissa la tête au maximum et fonça dans la brume.

 

La nuit était de jais quand le Jumper s’arrêta à la lisière d’une forêt, à l’écart de la nationale. Jason ne savait pas combien de temps il avait roulé ni où il était, ayant bifurqué à de nombreuses reprises. La Volvo n’avait pas retrouvé sa trace.

Après avoir essuyé ses empreintes sur le volant, Jason Fisher se dirigea vers l’arrière du véhicule. Il vérifia les alentours puis il sortit son cran d’arrêt. La porte céda à la troisième tentative. Le jeune homme distingua alors l’intérieur du camion, à la lueur des feux stop. Il prit le macabre tableau en pleine figure. Des silhouettes de gens se découpaient dans la lumière rougeâtre. Une dizaine de corps, allongés les uns sur les autres.

Fisher se mit à vomir en reculant. Des larmes se mêlaient à son écœurement et il resta figé devant cette mort de l’humanité. Alors qu’il s’essuyait la bouche, une silhouette sortit de la camionnette et s’effondra dans l’herbe.

– They are all dead. They are all dead…

Une jeune femme qui devait voir son âge prenait de grandes inspirations. Elle répétait cette phrase encore et encore. Jason s’approcha.

– Je ne te veux pas de mal, il ne va rien t’arriver.

Elle le regardait sans le voir.

– We are not slaves.

– Je ne suis pas responsable…

– We are not slaves…

En fouillant l’avant du véhicule, Fisher trouva un chiffon pour s’essuyer la bouche et une bouteille d’eau sous le siège. Il la posa à côté de la jeune femme étendue à terre, qui reprenait progressivement sa respiration.

Le garçon balança les clés du Jumper et prit la direction du haut de la forêt. Une partie de lui venait de mourir. Même s’il avait refusé de devenir un meurtrier, Jason savait que plus rien ne serait comme avant. Même s’il avait déjà connu un paquet de saloperies au cours de sa jeune existence. Même s’il réussissait à fuir de l’autre côté de la terre, à traverser les villes et les océans, à aimer Jessica sur un autre continent, à laisser des milliers de kilomètres entre lui et cet endroit. Jamais il ne pourrait effacer la vision d’horreur.

La lune était sortie quand Fisher arriva en haut de la colline. Il aperçut au loin la jeune femme qui avançait lentement sur la route.