Prix de la Ville de Saint-Calais
2017
« Désespoir, amour et liberté. L’amertume. L’espoir. La recherche du temps disparu. »
Ferdinand, extrait du film Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard (1965)
Une rafale de vent s’est engouffrée dans la rue Daguerre, secouant la terrasse du Raspoutine à l’instant même où je levais mon demi. Il faisait un vrai temps parisien, teinté de ciel gris et de rues tristes, de bancs vides et d’automates marchant droit. La pause syndicale que je m’étais attribué n’avait pas éteint le cafard qui me minait depuis le début de la journée.
J’étais monté à la capitale deux ans auparavant pour devenir photographe, mais je passais la majeure partie de mon temps à conduire un taxi afin de payer mon loyer. J’avais rapidement vendu mon appareil et mis mes ambitions au placard, face à la file indienne d’artistes talentueux qui se dressait devant moi. Je n’avais pas la foi ni le courage de me battre pour la photographie.
Après avoir terminé ma bière, j’ai jeté un coup d’œil vers l’intérieur du bar. Abdel était assis derrière le comptoir, les yeux rivés sur sa partie d’échec. Sa voisine Denise, quatre-vingt printemps bien sonnés, lui faisait mordre la poussière. Il ne valait mieux pas les déranger dans ces moments, j’ai donc passé mon tour et ajouté mentalement la bière à mon ardoise raspoutinienne.
Alors que je rejoignais la Ford Escort garée sur la place de livraison, une jeune femme s’est précipité vers moi.
– Pouvez-vous m’emmener gare du Nord s’il vous plaît ? J’ai un train dans 40 minutes.
Ce n’était pas la meilleure heure pour traverser Paris et je n’avais pas vraiment envie de me faire rabrouer en cas de retard. Ras le bol d’être le bouc émissaire des passagers pressés.
– Vous y serez plus rapidement avec le RER B. La station Denfert-Rochereau est à 200 m… Elle a jaugé la distance qui la séparait de la station, avant de m’indiquer du doigt sa valise noire.
– J’ai un bagage très lourd et un dos en mauvais état. Vous pouvez me déposer où j’appelle un autre taxi ?
J’avais déjà refusé pas mal de clients aujourd’hui et mon patron était plutôt du genre à compter les centimes. Alors j’ai accepté.
– OK montez, on va faire au mieux…
Elle s’est installée à l’arrière et je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Ses yeux marrons en amandes s’accordaient à merveille avec son visage doux et ses cheveux châtains. La jeune femme n’a pas soufflé un mot durant le trajet, passant son temps à regarder par la fenêtre. Une pluie d’octobre s’était mise à tomber, déshabillant les murs et les trottoirs. Elle m’a payé au moment où je sortais sa valise du coffre, me laissant un pourboire conséquent.
– Merci, j’espère que vous aurez votre train.
Je n’avais pas terminé ma phrase qu’elle pénétrait déjà dans le hall.
Je n’avais pas mangé à midi et mon estomac commençait à montrer des signes de faiblesse. J’ai donc mis les warnings et je me suis dirigé vers un vendeur de hot-dog, habillé comme un boucher de Rungis.
– Je voudrais un New-Yorkais s’il-vous plaît.
– Pas de souci monsieur, ça arrive dans quelques secondes.
Sa voix aigüe dénotait avec sa carrure et son accoutrement de gros dur. En patientant j’ai contemplé les wagons qui filaient sur les rails vers des destinations inconnues. Cet étrange ballet de l’imaginaire m’avait toujours fasciné.
– Voilà je vous ai ajouté la sauce Brooklyn, elle est délicieuse vous allez voir.
– Moi je suis plutôt Harlem en général.
Il a haussé les épaules comme si je lui parlais en chinois, tout en encaissant mon billet. Je me suis dit qu’il fallait que j’arrête avec les blagues pourries, puis je me suis rapproché de mon taxi. Soudain une main s’est posée sur mon épaule, je me suis retourné et la fille était là.
– J’ai raté mon train et c’était le dernier… J’ai un grand service à vous demander.
Elle a plongé ses amandes dans mes yeux noirs pendant quelques secondes. J’ai avalé la fin de mon hot-dog sans attraper son regard.
– Pourriez-vous m’emmener jusqu’à Rotterdam ? Mon bateau part à l’aurore et je n’ai pas d’autre solution. Je vous paierais très bien.
C’était le genre de chose que j’avais craint autant que désiré depuis toujours. Une escapade pour tromper l’ennui. Un moment de cinéma pour changer de la monotonie. Une galère à l’horizon… J’ai relevé le col de mon caban et je me suis mis à balbutier.
– Je peux pas partir aussi loin. Le propriétaire du taxi me tuerait…
Il était plus de vingt-et-une heure. Je finissais mon service quarante-cinq minutes plus tard.
– Il n’en saura rien si vous faites l’aller-retour dans la nuit… Vous êtes ma dernière chance, je n’ai aucun autre moyen d’avoir ce ferry et il faut que je le prenne. Question fric vous …
– C’est pas possible, j’ai pas le droit, vraiment !
La fille a tourné les talons sans prononcer un mot. J’ai regagné mon véhicule et je l’ai observé pianoter sur son smartphone. Mes mains tremblaient sur le volant et des éclairs me vrillaient la tête.
– Et puis merde !
Ma résistance avait sombré en moins d’une minute. J’ai descendu ma vitre et je l’ai interpellé.
– Allez montez, je vous emmène à Rotterdam.
Son regard paya mille fois ma folie. J’ai ouvert le coffre et déposé la valise à l’intérieur. L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression que ce n’était pas le même bagage que précédemment. La jeune fille est montée à l’avant de la Ford Escort cette fois et elle m’a tendu la main.
– Je m’appelle Audrey. Audrey Fisher.
– Enzo Helios. Enchanté.
– On peut se tutoyer. Je pense qu’on a le même âge.
J’ai démarré et nous avons mis un certains à traverser ce Paris maussade. L’album « Kind of Blue » de Miles Davis tournait en boucle dans mon autoradio, je n’avais que ce disque en stock.
– Où est-ce que tu pars ? ai-je osé demandé quand la route s’est enfin dégagée.
– Je m’installe à Dublin. Un ancien collègue me propose une place en or dans son affaire, je ne peux pas refuser.
– Mais pourquoi tu pars en bateau ? L’Irlande est à moins de deux heures d’avion de Paris… – Je ne supporte pas d’être enfermé en l’air, j’ai une angoisse terrible de l’avion. Alors je m’organise pour voyager autrement…
La jeune femme eut un sourire gênée en prononçant cette phrase. Je n’arrivais pas à savoir si cela traduisait un sentiment de honte ou plutôt quelque chose à cacher… Elle se mit ensuite à son tour à me questionner.
– Tu viens d’où d’ailleurs toi avec ces boucles noires et cette manière désinvolte de parler désinvolte. T’as pas l’air très parisien, ni chauffeur de taxi d’ailleurs…
– Je suis auvergo-grec.
Audrey laissa filer un sourire.
– Si si, je revendique l’appellation. J’ai grandi dans un bled près de Clermont, mais mes parents viennent de l’île de Corfou.
– Tu retournes souvent en Grèce ?
J’y ai passé tous mes étés pendant longtemps, appris à nager, connu des filles puis le grand amour, découvert la photographie… Maintenant mes parents y vivent.
– Qu’est-ce qui t’as attiré dans le ventre de ce monstre urbain alors ?
– Mais Paris, la Seine, Prévert et les feuilles mortes en automne, ça n’a pas de prix…
Elle m’a regardé comme on observerait une vieille peinture trouvée dans un grenier, en se demandant si ça vaut des millions ou pas un centime…
Nous avons fait une pause après avoir passé la frontière belge. Audrey a filé à la station- service et j’ai rallumé mon téléphone. Il m’indiqua douze appels en absence du propriétaire du taxi. J’ai hésité quelques secondes, puis je l’ai rappelé.
– Tu fais quoi ? J’essaye de te joindre depuis deux heures !
– Je fais une course hors de Paris, je serais de retour demain matin …
-Tu te fous de ma gueule ! J’ai un employé qui devait faire la nuit !
– Je vous laisserais tout le fric du client, vous serez gagnant.
– T’y connais rien ! C’est moi qui décide de ce qui est rentable ou pas ! T’as intérêt de rentrer tout de suite sinon j’appelle les ….
J’ai raccroché sans me préoccuper de sa dernière phrase. Audrey s’est pointé avec deux cafés et nous sommes repartis. Infatigable, les notes de Miles continuaient à bercer notre route.
– Tu sais je pars aussi pour fuir une histoire d’amour douloureuse…
– Du genre de celle qu’on tranche à la serpe ?
– Exactement, à la hache même. Parfois les kilomètres sont le seul moyen de se soigner.
– Parfois c’est un leurre aussi, le vent agis sur l’amour comme sur le feu…
– Merci pour l’encouragement. J’avais un travail anthropophage aussi. J’ai pas trente ans et déjà l’impression d’être rongée par le système…
– Moi j’ai cru qu’on était encore dans les années 70. J’aimais bien la photo alors je me suis dit pourquoi pas. C’est pour ça Paris surtout, Capa, Cartier-Bresson, le cœur de la société. Sauf qu’en face il y avait la réalité d’un monde moderne et je ne suis pas très à la page…
– Moi à l’inverse j’ai été passionné par la modernité trop longtemps…
Nous avons traversé les Pays-Bas et chacun des mots qu’elle prononçait, même les plus insignifiants, m’éclairaient d’un jour nouveau. Même si c’était des cracks à vrai dire je m’en foutais. Tout ce qui comptait maintenant c’était d’être près d’elle.
En cherchant du feu, Audrey tomba sur quelques-unes de mes photos dans la boite à gants. La vision de ses doigts sur le papier glacé me fit frissonner.
– Dommage, elles sont vraiment belles tes images. Le pouls de Paris, comme je l’avait pas ressenti depuis un bon moment…
Elle a souri avec mélancolie et j’ai senti mon cœur taper jusqu’au fond de mes veines.
Une fois arrivés à Rotterdam, le GPS nous a dirigé jusqu’aux quais. Je sentais Audrey se contracter au fur et à mesure que le taxi avançait vers l’embarcadère.
– Tu peux me laisser par là, ça ira. Je ne suis plus trop loin maintenant…
– Je vais t’accompagner jusqu’au bout. Je suis plus à la pièce…
La jeune femme regardait partout autour, comme si elle cherchait quelque chose ou quelqu’un. J’ai arrêté la voiture et elle s’est précipitée à l’extérieur.
– Je te remercie pour le trajet, il faut vraiment que j’y aille.
J’ai voulu répliquer, dire quelque chose de beau, mais le claquement sec de la portière me cloua sur place. Je l’ai regardé s’éloigner en direction de la file des passagers. J’étais maintenant certain que ce n’était pas la même valise qu’avant la gare du Nord.
Je suis descendu du taxi et j’ai observé la scène finale du film, en m’adossant à un container. Elle a rejoint un homme sur le pont, au moment où le bateau larguait les amarres. Ils disparurent peu à peu de mon champ de vision et je rebroussais chemin. Le froid était cinglant et la distance qui me séparait de la voiture me parut durer une éternité.
Une fois assis sur mon siège, j’ai découvert une enveloppe posée entre l’allume-cigare et le repose-verre. Il y avait trois billets de cents balles à l’intérieur, c’est vrai que j’étais chauffeur de taxi.
J’ai rangé l’argent dans ma poche de jean, puis mon regard a été attiré par un autre papier qui dépassait de l’enveloppe. Dessus étaient griffonnés une adresse à Dublin, ainsi qu’une citation de Paul Eluard : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ».