Demain c’est le début de la guerre. J’ouvre les yeux au
moment où le train commence à ralentir et quelques rêves
gisent éparpillés sur le sol.
Par la fenêtre défilent la zone industrielle, les immeubles
usés puis les façades soignées du centre, je suis parti depuis
si longtemps que j’ai l’impression de n’avoir jamais vécu ici.
Dans le couloir les gens sont debout, les yeux rivés sur les
écrans, attendant l’ouverture de la porte. Ils patientent
jusqu’à l’arrêt total des wagons puis se mettent à marcher sur
le quai, en morne procession. Les traits sont tirés, les
membres raidis et l’angoisse se lit sur les visages blêmes ;
certains ont probablement rendez-vous au même endroit que moi.
Les gares génèrent toujours des sentiments paradoxaux,
retrouvailles, larmes de joie, bruit, fièvre des départs,
détresse des solitudes modernes. Ici flotte une autre
atmosphère, silencieuse, impersonnelle, apeurée.
Je sors et relis l’adresse de la caserne où je suis attendu,
étrange est ce destin qui m’assujettit à l’ordre de
mobilisation générale tout en me ramenant dans ma ville
natale.
Le froid de novembre tourne autour de moi. La palette de gris
est large, le plomb du ciel embrasse le gris souris des
bâtiments industriels. Le gris perle des trottoirs remonte
jusqu’à l’argile du visage des passants.
Je marche dans un monde qui n’est plus le mien sans percevoir
la peau de la cité, les cafés nostalgiques, les mendiants de
l’automne, les panneaux clignotants et les affiches vantant la
technologie moderne. Les restaurants sont déserts, les
magasins fermés et les kiosques à journaux interdits.
Sur le trottoir résonnent seuls les pas de filles venues
vendre leurs chairs, il n’y a pas de répit pour le sexe
tarifié, même à l’orée d’une guerre.
Je glisse entre chien et loup, le long des trottoirs de mes
premiers jeux, sur les places de mes amours originels et je ne
reconnais rien, mon enfance ne répond pas. J’ai le coeur lesté
de solitude alors qu’ici, autour, vivent des millions de gens.
L’écho résonne de fumées d’usines et de périphériques
schizophrènes, d’hommes pressés mécaniques et d’arbres
entourés de ferraille. Les nettoyeurs de vitres dansent devant
la triste lumière des phares et des sentinelles surveillent
chaque carrefour. Ils ont grillagé le ciel mais un chien
poursuit tout de même le soleil.
Les feux rouges tapent et les étoiles crèvent sur le trottoir.
Des vieillards jouent à redevenir des enfants devant les
vitrines et des enfants jouent à devenir des vieillards dans
le parc. Sur un toit un oiseau appelle le monde entier, mais
le monde entier est déjà couché et un soldat le met en joue.
Dix ans plus tôt j’avais quitté cette ville.
En ce temps-là j’étais en mon adolescence et je lisais
Cendrars, je voyageais à bord d’un train filant dans la nuit
pour oublier le premier amour, celui qui doit durer toujours.
Elle avait les cheveux dorés, les yeux azur, le visage de
porcelaine, les lèvres pourpres, les griffes de la société
bourgeoise, le galbe des vainqueurs, le charme altier des
belles anglaises. Les crocs de femme-panthère brisèrent mes
premières espérances et arrachèrent mon coeur comme s’il était
un simple fil.
Je fuyais la monotonie d’une génération banale et cherchais
mon salut dans cette Andalousie brûlante, un village à
quelques encablures de l’endroit où tomba Garcia Lorca sous
les balles des franquistes. Je me suis assis à une terrasse et
j’ai bu pendant des jours, le vin Cortado me désintoxiquait
peu à peu du poison, les complaintes gitanes et les notes de
Lucia filtraient des fenêtres ouvertes.
Un soir en m’égarant dans les ruelles qui attirent les hommes
seuls j’ai croisé celle dont le ventre m’a guéri d’une brûlure
qui durait. Elle avait un souci du monde que seuls les
adolescents connaissent et je payais pour passer du temps avec
elle.
Nous avions le même âge mais elle avait mille vies de plus que
moi. Elle me parlait des présocratiques, de l’incidence des
neiges sur l’érosion des sols, du coup franc de Denilson à
l’orée d’une saison ratée, de la répression du peuple nomade
depuis l’éternité.
Où est-elle maintenant cette fille des étoiles ?
Après l’Andalousie j’ai continué ma route sans me retourner.
J’ai cherché dans le désert les mirages, les fennecs
rédempteurs et les grains d’or.
Je suis entré dans la savane au rythme des rhinocéros
combatifs, des crocodiles-écorces et des antilopes affutées.
J’ai poursuivi dans la jungle indienne les arbres rouges et
les derniers tigres.
Je suis allé vers le cercle Arctique, les ours polaires et les
phoques à robe mouchetée.
J’ai marché dans l’Amazonie primaire où la moiteur végétale
dispute aux toucans la peinture du jour
Je suis parti pour les grandes plaines du Dakota, à l’aurore
des loups et des grands aigles
J’ai rencontré d’autres peuples, Touaregs, Peuls, Tamouls,
Guaranis, Inuits, Sioux
Mais j’étais consommateur d’exotisme et je n’ai pas perçu
leurs existences.
Je me suis fait pêcheur aux Marquises, j’ai échoué.
Je me suis fait trader dans une tour à Chicago, j’ai échoué.
Je me suis fait conteur en Casamance, j’ai échoué.
Je me suis fait commerçant à Manille, j’ai échoué.
Je me suis fait cuisinier à Tel Aviv, j’ai échoué.
Je me suis fait professeur à Santiago, j’ai échoué.
Je me suis fait bucheron en Norvège, j’ai échoué
Je me suis inventé des vies qui n’étaient pas la mienne.
Aujourd’hui je suis de retour dans ma ville natale, amnésique.
Un vent glacial m’oblige à relever le col de mon manteau, les
nuages retombent lourds sur les trottoirs et je ne comprends
rien de la métropole, ses histoires d’amour manquées, ses
fleuves avec le soleil dedans, ses immeubles qui abritent les
gens, où ces gens font l’amour, dorment de sommeil sans rêves
et rêvent de sommeils éternels.
Je ne comprends pas ses boulevards où passent les foules
philosophiques, ses bancs publics cadenassés, ses métros
aériens sonores, ses pissotières où l’on se came pour imaginer
une autre vie. Ses bureaux sans fenêtre où l’on travaille à
coups de chiffres et de cocaïne, ses vieux à la solitude
tatouée sur la peau, ses enfants à qui l’on ne raconte plus
d’histoires, les coups de foudre par application et ses
consommateurs du sexe par écran.
Cette époque qu’on te jette à la gueule et où la dignité fout
le camp.
La caserne est une immense bâtisse, rappelant les
établissements début de XXe siècle
Avant d’entrer j’allume une cigarette et m’assois quelques
instants sur les marches. Je crois que c’était mon lycée il y
a longtemps et je voudrais boire un dernier verre avant la
guerre. Un Pomerol 1986 avec ce prof qui nous lisait Homère,
Villon, Hugo, Kessel, Baldwin
Je repense à cette étudiante qui devait rentrer chez elle à la
fin du semestre mais qui laissait filer tous les avions parce
que nous étions dans un grand lit.
Je revois par flash cette autre journée, d’un autre temps,
d’une autre vie.
Était-ce vraiment là ?
Je suis un étranger dans ma propre cité, roulant dans un
camion militaire au milieu des drapeaux, des chants
patriotiques, des claquements de bottes, des ombres
menaçantes.
Fanatiques de tout bord, en uniformes, en costumes ou drapés
de tradition, dealers d’éternité, dealers de morale, dealers
d’animaux sauvages, dealers d’eau potable.
Les portes se ferment, les gens ont peur, les ombres bâtissent
des murs, je voudrais les boxer mais je ne fais rien, nous
sommes devenus un cirque d’automates et l’obsession de
l’ennemi invisible emplit l’air.
Tout est arrivé si vite.
L’air irrespirable, les glaciers qui fondent, les montagnes
asphyxiées. Les campagnes épongent la vieillesse et se meurent
dans le silence, les fermes ont disparu et la fin des oiseaux
rend les champs muets. Le manque d’eau, la fermeture des
frontières, la fin des grands domaines communs, les tensions
grandissantes, les murs, les réfugiés climatiques, les
rivières polluées. La disparition des espèces, les déserts
gagnants du terrain, les océans rongés par l’acide, les
cétacés chassés, les forêts changées en litres de papiers. On
nous parlait de tout ça comme d’un scénario catastrophe quand
j’étais enfant, maintenant c’est bien réel.
Je prends conscience que j’ai rêvé aux époques anciennes, à
des pays qui n’existaient plus, à la littérature d’un monde
évanoui, aux images que le cinéma avait gravé dans ma mémoire.
J’ai cherché sur la planète l’évanescence d’un temps déjà
fini. Les villes volent la jeunesse qui une fois âgée se venge
et change la cité, rebaptise les rues, détruit les bâtiments,
efface les libertés dont elle avait elle-même joui avec ses
camarades. Jamais je ne pourrais venger les massacres
d’animaux, ni les génocides des peuples opprimés.
Pour mon tour de garde je passe des heures statiques à
contempler la masse des habitants et les monuments.
C’est un soir glacial même la lune n’ose pas sortir, pour
seules silhouettes il y a des uniformes.
Pas de murs aux couleurs enivrantes, on les a repeints en
blanc, les amoureux sont les ombres absentes des boulevards
qui s’endorment.
Quelques travailleurs rentrent vite tête baissée des années
perdues, des passants trainent lasses, sourires pâles, foulent
sans désir les vieux pavés.
Au loin les ponts semblent brisés plus de place pour la
bohème, des rêves d’enfants sans baptême sur les places les
fous sont chassés. Couleur d’asphalte, j’ai un costume
d’automate.
Je cherche des fragments dans ma mémoire, des souvenirs, des
rêves envolés.
Moi j’aurais voulu être Cendrars à Moscou, la ville des mille
et trois clochers et des sept gares, et je n’en aurais pas eu
assez des mille et trois clochers et des sept gares, du soleil
sur la place rouge et des toits d’or croustillants.
J’aurais voulu les grandes étendues de Mongolie, Istanbul, le
hachich sur les terrasses et Manille les amoureux sous les
arcades.
J’aurais voulu Dakar, les tambours du port, les hauts plateaux
d’Afrique et les cascades. Buenos Aires, les librairies la
nuit et les récifs de l’Ile de Pâques.
Je ne sais plus à quel siècle me vouer, je rêve à des femmes
dont les yeux changeraient mon horizon, aux lèvres qui
seraient Moscou, les hauts plateaux, Dakar, les cascades,
Buenos Aires, aux voix des légendes anciennes, aux lignes des
mains caressantes.
Je songe au Transsibérien traversant les grandes plaines, à la
neige sur les vitres des wagons et au plaid bariolé.
Dehors tout le monde est en marche pour le grand défilé.
Une foule compacte avance lentement sur les boulevards près
des véhicules et les familles semblent sorties d’une Giornata
Particolare.
Les nouveaux dirigeants paradent et se succèdent au balcon
d’un ancien hôtel, ils parlent de guerre, de fierté, de
combat, de nation, de morale, de puissance.
Les gens n’osent pas détourner le regard de ces discours,
ensorcelés volontaires.
C’est alors qu’un enfant se met à marcher à contre- courant de
la marée humaine, en plein coeur de la ville militarisée, sous
l’oeil ébahi des généraux. Seul il traverse la cité, dessinant
sans s’arrêter sur les banques, les casernes, les murs.
L’enfant s’avance face aux chars pointés et aux soldats en
faction. Il est blond, brun, châtain, garçon, fille, noir,
blanc, métisse, jaune, rouge, c’est Rimbaud, la petite
vendeuse d’allumettes, Barbara, le roi, le mendiant, l’oiseau.
Son sourire illumine la place, la foule entière retient sa
respiration et il se met alors à chanter.
Alors je me souviens de mon enfance et je retrouve soudain les
odeurs de l’automne et les amis oubliés.
Les flocons de neige tourbillonnant, mon chien jaune qui me
réconfortait, les restaurants asiatiques, italiens, arméniens,
kabyles, créoles, auvergnats. La salle de basket du quartier
remplie à ras bord et les supporters chantant. La musique
classique qui filtrait des salles de danse, les histoires
racontées par mes parents.
Le temps ancien des éclats de campagnes, ma grand-mère menant
les chèvres au champ, l’odeur du foin coupé, les hirondelles
virevoltant dans la cour de la ferme, mon grand-père partant
au soleil levant par un chemin dans la montagne. Mes racines
sépharades nord-africaines, exilés de Catalogne et de Vérone.
Les étoiles se reflétant dans la Méditerranée, les kermesses à
l’ombre des oliviers, l’odeur de la terre mouillée.
Ces moments où tout s’équilibre dans la ville, feux,
trottoirs, courbes.
Où tout s’équilibre dans la nature, plaines, torrents, herbes
hautes.
Les ombres seront chassées comme elles ont déjà été chassées,
par nos grands-pères, par nos mères, Missak Manouchian, Rosa
Luxemburg, René Char, les femmes de la place de mai, les
anciens esclaves, les indiennes révoltées.
Les places se rempliront d’amoureux qui feront repousser des
arbres, les rues seront libres, les murs peints de poèmes, au
loin les montagnes chanteront, les truites remonteront les
rivières, les loups hurleront à la lune, les oiseaux feront
battre le coeur des forêts.
Les ombres du passé berceront les contes des enfants de nos
enfants, qui joueront à se faire peur le soir en se racontant
des histoires. Ils viendront du monde entier et se
mélangeront, feront naître d’autres enfants, beaux de liberté,
de rêves et de justice.
Nous boirons du vin à la santé des villes nouvelles et de la
nature réenchantée.
A hier, à aujourd’hui, à demain.
Alors j’irai à la gare, à la gare de ma ville.
Je prendrai un train en direction de l’est, je prendrai
ensuite d’autres trains dans d’autres gares.
Je traverserai des pays, des cultures et des contrées
lointaines, jusqu’à Moscou la ville des mille et trois
clochers.
Et je prendrai le Transsibérien, en direction du soleil
levant.