Un vent venu du Nord soufflait sur le quai et Juliette Barda s’enroula dans son manteau de
laine. Les lumières de la ville se reflétaient dans l’eau noire de la Spree alors que de l’autre
côté on distinguait les baraques en bois du marché de Noël. Elle reprit son chemin en ancrant
ses pas sur les pavés glissants et salua un homme qui installait des lumières sur le toit de sa
péniche.
Juliette venait d’avoir cinquante ans et commençait une nouvelle vie à Berlin. Son divorce
avait été prononcé l’été précédent, sa fille s’était envolée vers des études parisiennes ; il était
temps pour Barda de quitter Lyon.
Elle s’était bien adaptée à son nouveau poste au magazine Wild, qui comptait une dizaine de
journalistes, photographes et communicants, tous unis dans leur combat. Juliette avait
retrouvé le rédacteur Ilan Fisher, avec qui elle avait réalisé plusieurs reportages par le passé.
Barda définissait son activité professionnelle par une formule qui lui était propre :
photographe de défense. Elle racontait en image depuis des décennies les tribus ancestrales,
les forêts tropicales, les fleuves subsahariens et les animaux menacés. Sa passion lui offrait
une vie matérielle peu confortable et creusait des sillons au coin de ses yeux, mais Juliette
savait pourquoi se lever le matin. Et puis elle n’avait pas trahi la gamine qu’elle était il y a
longtemps et qui trainait toujours en retrait dans un coin de son miroir.
Barda avait pris l’habitude de rentrer à pied du bureau. Parfois Ilan Fisher l’accompagnait
mais ce soir elle était seule et la ville paraissait vide, dommage collatéral du froid cinglant.
Juliette songeait à sa mission du lendemain, un reportage avec le bateau d’une association
environnementale pour prendre en flagrant délit les braconniers de la Baltique.
Ça ne s’arrêterait donc jamais, aux quatre coins du monde l’Homme continuait sa destruction
méthodique. La fin de la nature sauvage. Il lui semblait qu’on parlait de tout ça comme d’un
scénario catastrophe quand elle était enfant, maintenant c’était bien réel.
Elle passa sous l’Oberbaumbrucke, sans prêter attention à l’homme qui était tapi dans
l’obscurité. Quand il fit un pas elle sentit sa présence et se retourna, recevant la lame en plein
cœur. Elle cria et tenta d’agripper son agresseur par le cou mais ses mains s’étaient changées
en coton.
Juliette Barda eut une pensée pour sa fille en regardant le fleuve qui poursuivait son chemin
quelques mètres plus bas. Puis tout devint noir.
Le soleil d’hiver était au zénith lorsque Marek Dovski ouvrit les yeux. Il s’était encore
endormi devant la télé. Le détective ne la regardait pas, mais laissait toujours un filet de son et
d’image lui tenir compagnie. Il se redressa sur le canapé et attrapa son portable ; déjà plus
d’une heure de retard.
L’homme enfila difficilement un jean noir et une chemise blanche. Il appela un taxi pendant
que le liquide noir montait dans la vieille cafetière italienne. Son permis avait sauté un an
auparavant et il ne supportait pas les transports en commun.
Après avoir vidé sa tasse d’un trait, il descendit péniblement les quatre étages de l’immeuble.
L’appartement que sa mère avait mis toute une vie d’ouvrière à acquérir le traumatisait
comme tout ce qui se rapportait à son enfance, mais ses problèmes financiers l’avaient poussé
à réemménager.
Avant de se faire virer de la police, Dovski naviguait d’hôtel en hôtel, avec une préférence
pour ceux où l’on pouvait trouver des amphétamines et des prostituées. S’il lui arrivait de
soutirer de la drogue aux dealers et quelques fois d’en tabasser un, il mettait en revanche un
point d’honneur à payer les services sexuels.
Marek Dovski s’engouffra dans la berline grise qui attendait rue de Belfort.
— Place des Frères Lumières.
Pas de bonjour, pas de s’il-vous-plaît, il ne s’encombrait pas des formules de politesses et vu
son gabarit personne ne trouvait à y redire.
En traversant sa ville natale Marek avait le cœur lesté de solitude, comme si les centaines de
milliers de gens qui vivaient autour de lui n’existaient pas réellement.
Il sortit du taxi et s’engagea dans la rue du premier film, en face de l’usine où les Frères
Lumières avait inventé le cinématographe un siècle plus tôt.
Dovski entra dans le bar qui faisait l’angle. Le patron d’une entreprise lui avait donné rendezvous pour une mission de filature. Voilà ce qu’était devenue la vie de Dovski, enquêter à la
demande de petits chefs méfiants, suivre des femmes infidèles pour le compte de maris
jaloux, espionner au profit d’hommes d’affaires paranoïaques…
Il s’accouda au comptoir, le serveur avança mollement vers lui.
— Qu’est-ce qu’il vous faut, monsieur ?
— Deux Picon-bières.
— Vous attendez quelqu’un ?
Pour toute réponse Dovski avala le premier cul sec, avant d’aller s’attabler près de la fenêtre
avec le second. Il regarda autour de lui, son rendez-vous ne l’avait probablement pas attendu.
Une dizaine de gars avaient les yeux rivés sur le poste de télévision qui retransmettait les
courses de chevaux. Marek observa l’air passionné des joueurs, ce manège lui paraissait
ridicule mais en même temps il les enviait d’être animés par quelque chose. Lui n’attendait
rien depuis longtemps. Des cris le tirèrent de sa torpeur, un grand type chauve venait de
gagner un tiercé et offrait une tournée générale. A cet instant le téléphone de Dovski sonna.
Marek Dovski se rappellerait toute sa vie du 10 janvier de l’année 1978. Il venait
d’emménager avec sa mère à Lyon suite à la mort de son père, et faisait sa rentrée dans une
nouvelle école. Marek se perdit en chemin dans les ruelles sinueuses du quartier de la Croix
Rousse et arriva en retard.
L’instituteur et les élèves le prirent en grippe dès les premiers instants ; pauvre, mal habillé et
polonais, la tierce royale. Il passa une première journée terrible et resta en colle jusqu’à tard.
La nuit était déjà tombée quand quelques gamins de l’école le bloquèrent Passage des Rosiers
et se mirent à le bousculer. Marek pensa très fort à son père et ne répondit pas. Mais quand un
môme au blouson vert traita sa mère de salope polak, il lui expédia son coude dans la gorge.
L’autre tomba au sol et aussitôt la ruelle se transforma en arène de corrida. Marek se débattait
mais les garçons étaient trop nombreux.
Soudain une poubelle vint se disloquer à quelques mètres de la bagarre. Les enfants
s’arrêtèrent, ils levèrent la tête puis partirent en courant sans demander leurs restes. Une voix
indéfinissable retentit alors d’une lucarne de l’immeuble.
— C’est ça dégagez, ou je descends vous mettre une correction !
Marek se releva et tenta d’enlever la boue qui parsemait ses vêtements.
— La violence est l’arme des faibles. C’est vraiment une bande de lâches.
Il tourna la tête et découvrit une fillette aux tresses virevoltantes et aux grands yeux verts.
— Je m’appelle Juliette Barda. Ils m’ont fait ça toute l’année dernière alors j’ai appris à
me défendre.
Dovski n’avait jamais vu un regard comme celui-là, une source d’humanité.
— Je te remercie, tu m’as sauvé la mise.
Elle lui fit un clin d’œil.
— A charge de revanche. Et sinon il était pas mal mon jet de poubelle, non ?
De ce jour ils devinrent inséparables. Dovski voyait sa mère se réfugier dans l’alcool, la
solitude et la tristesse. Juliette vivait avec des parents qui ne s’occupaient pas d’elle. Ils se
protégèrent, l’un par la force l’autre par la ruse, grandirent ensemble, découvrirent le monde,
les années 80, les blessures des premières amours, les romans de Gary, les mirages de la
drogue, les rêves de révolution…
Juliette devint cette photographe solaire se battant pour la nature sauvage et les peuples
opprimés. Dovski embrassa une carrière de flic après avoir été batteur de rock pendant
quelques temps. Une rentrée d’argent fixe lui permettait de soigner sa mère malade. Le
colosse pensait pouvoir faire changer les choses de l’intérieur, défendre les vieux, les faibles
et les enfants, mais ses vœux étaient restés pieux.
Marek se souvenait, pendant que son avion survolait l’Europe.
Il fut pris par la grisaille de Berlin, à seize heures il faisait déjà nuit dans la capitale
allemande. La palette était large, le plomb du ciel embrassait le gris souris des bâtiments
industriels, le gris perle des trottoirs remontait jusqu’à l’argile du visage des passants. Il
longea la gigantesque Karl Marx Allee sans voir la peau de la ville, les cafés nostalgiques, les
sapins décorés, les jeux des enfants et les regards inconnus. Les curry-wurst tournaient sur les
étals et rythmaient les pas de filles venues vendre leur chair sur le trottoir.
Marek avait l’impression d’être un fantôme, ne sachant plus si le froid était dû au temps, ou à
l’épreuve qu’il endurait.
Thomas, l’ex-mari de Juliette, lui avait appris la nouvelle en rejoignant leur fille Lily sur
Paris. Dovski avait eu du mal à imprimer dans sa tête les mots qu’il prononçait : vol,
agression, couteau, mort violente. Il était bouleversé et ne se sentait pas d’aller à Berlin pour
reconnaître le corps.
— Je vais m’en occuper. Prends soin de Lily.
Dovski s’était donc envolé avec pour mission d’organiser le rapatriement du corps de sa
meilleure amie.
Marek essayait de reconstituer mentalement le puzzle du drame et réfléchissait aux éventuels
coupables. Juliette avait probablement un paquet d’ennemis, depuis des décennies qu’elle
attaquait nombre de salopards sur cette planète. Elle avait fait de son boitier une arme et ses
photos étaient des flèches qu’elle destinait à tout ce qui la révoltait. Braconniers, entreprises,
états pourris, dealers d’animaux et de territoires sauvages, la liste était longue. Même si
depuis quelques années elle se contentait de reportages moins dangereux.
Dovski ressentait déjà la sensation de manque. Pas d’amour, d’amitié, il n’y avait jamais eu
d’ambiguïté à ce sujet, pour les deux. Mais son regard qui ne la prendrait plus au dépourvu, sa
façon de lui déposer un baiser sur le front depuis l’adolescence, les souvenirs de leur enfance.
Même ces putains de chansons de Bashung et des Clash qu’elle chantait toujours faux allaient
terriblement lui manquer. Maintenant il n’y avait rien, juste cette impression de néant et cette
cruauté du monde des hommes.
Après s’être perdu un bon moment, il poussa la porte de la morgue. Une employée lui
demanda ses papiers d’identité puis elle le fit descendre. Elle ouvrit la porte d’une chambre
froide et Dovski reçu l’image comme un coup de tête. Barda était bien morte.
Après avoir observé son amie pendant quelques secondes et effleuré son visage, il se hâta de
signer les papiers. Le cercueil devait partir dans la soirée pour Lyon.
Une heure plus tard Marek balayait du regard les ruines du mur de Berlin depuis la fenêtre du
commissariat central de Potsdamer Platz. Les anges de Wim Wenders avaient laissé place à
des hommes d’affaires et à des fenêtres de bureaux scellées pour empêcher les sauts du
désespoir.
Il entreprit de brosser ses chaussures sans prêter attention au jeune flic qui classait des
rapports dans la pièce où on l’avait fait patienter. Ce dernier n’osait pas lever les yeux dans sa
direction mais Dovski avait l’habitude de dégager cette impression sur les autres. Les
cicatrices sur son visage, la barbe déséquilibrée et les cent vingt kilos qui enrobaient son
mètre quatre-vingt- dix n’étaient pas une invitation à la plaisanterie. L’unique chose qui
pouvait faire sourire chez lui était ses chaussures de danse, des Repetto blanches, les seules
que pouvaient supporter ses pieds. Mais personne ne se risquait à émettre la moindre
remarque là-dessus.
Il envoya un message à Camara pour le remercier d’avoir interférer en sa faveur. Ils avaient
gardé de bons rapports, même après la destitution de Dovski. Son ancien collègue travaillait
maintenant sur de grosses affaires à travers toute l’Union Européenne et il connaissait
l’inspectrice en charge du meurtre de Barda.
Dovski alluma un cigarillo Cohiba et comme une relation de cause à effet le lieutenant Helena
Landen entra dans la pièce à cet instant. Elle fit un signe au jeune policier qui laissa ses
dossiers et fila sans demander son reste. Puis la quadragénaire s’adressa à lui en français.
— Vous n’êtes pas bien de fumer là ?
— Je ne sais pas lire l’allemand.
Il écrasa son cigare sous ses Repetto.
— On va faire vite. D’habitude on ne donne pas de nouvelles d’une enquête en cours,
surtout à quelqu’un qui n’est pas de la famille.
— Je suis de la famille, c’était ma sœur. Quelles sont vos pistes ?
— L’affaire est quasiment bouclée. Un immigré afghan a avoué le meurtre cet aprèsmidi. On a retrouvé le téléphone de votre amie sur lui et il a un casier chargé. En plus il était
hébergé par l’association ASYL, qui œuvre dans ce secteur.
— Un type met un coup de couteau à une femme simplement pour un portable et il vous
déballe tout comme ça, sans problème ?
— Les agressions sont de plus en plus violentes. On suspecte également l’homme
d’appartenir à un réseau et d’avoir commis d’autres agressions dans la ville. Ils n’ont peur de
rien, une prison à Berlin c’est toujours mieux qu’une gorge tranchée à Kaboul.
— Je pense que vous avez bâclé l’enquête parce que vous n’en avez rien à foutre. Moi
j’ai une autre idée en tête. Barda a photographié un tas de salopards en trois décennies…
— Vous croyez franchement qu’elle a été tuée à cause d’un reportage ?
— Elle avait un paquet d’ennemis, dont certains haut placés.
— Non nous avons enquêté, votre amie était juste au mauvais endroit au mauvais
moment…
— Juliette n’était pas le genre de personne à qui ce type de chose arrive. Son assurance et
son sourire désarmait tout le monde. Mais un migrant comme bouc émissaire, ça arrange tout
le monde, n’est-ce pas ?
— Camara m’avait prévenu que vous étiez un type un peu cinglé.
— Avec des flics comme vous, les vrais salopards peuvent dormir tranquillement.
— Je n’ai pas de leçon à recevoir de la part d’un type qui a été viré de la police suite à
une succession de bavures. Vous êtes un connard de ripou Dovski, sortez d’ici.
Le colosse se leva sans croiser le regard de Landen, qui lançait des étincelles.
— Et n’essayez pas de monter une enquête parallèle !
Dovski prit la direction des quais de la Spree et remonta le courant, jusqu’à l’endroit où
Juliette avait été tuée. Il fit des allers-retours, observa les pierres, monta sur une péniche
amarrée s’assit sur les marches pour réfléchir.
Un peu plus loin des clochards se faisaient passer une bouteille, comme pour oublier quelques
instants cette époque qu’on leur jetait à la gueule et où la dignité avait foutu le camp.
Marek se releva et en scrutant attentivement sous le pont avec la lampe de son portable, il
découvrit un médaillon coincé entre deux pavés. Un symbole étrange était gravé dessus.
Les flocons de neige continuaient à tomber sur le trottoir tandis que les feux rouges tapaient
dans la nuit. Ilan Fisher lui avait donné rendez-vous dans l’ancienne usine qui abritait les
locaux du magazine Wild, sur la Warschauer Strasse. L’homme aux faux airs de Johnny Cash
s’adressa à Marek en anglais. Il collaborait depuis des années avec Barda, avant même qu’elle
ne s’installe à Berlin.
— J’ai dit aux autres de partir tôt ce soir. Ça les a secoués, ils adoraient tous Juliette.
— Oui c’est comme ça depuis l’enfance.
— C’est horrible de se dire qu’elle est morte ainsi. On rentrait souvent ensemble, si
j’avais été avec elle ce soir-là…
— Ne culpabilisez pas, ça ne sert à rien.
Dovski ramassa le carton contenant les affaires de la photographe et son ordinateur. Il
cherchait ses mots dans la langue de Shakespeare.
— Est-ce que vous avez reçu des menaces particulières à la rédaction ?
— Non, rien de spécial. Les journalistes peuvent se faire buter par ceux qu’ils dérangent
dans certains pays, mais en Allemagne c’est rare. Surtout que Juliette ne faisait plus de photos
dangereuses depuis un moment…
— Si quelque chose vous revient n’hésitez pas à m’écrire.
Ilan regarda Marek dans les yeux.
— Un élément me travaille depuis ce matin. Il y a une semaine on est passé devant une
soupe populaire, de l’autre côté de la voie ferrée. Juliette s’est arrêtée quelques secondes car
elle n’arrivait pas à allumer sa cigarette. J’ai alors vu le visage du type qui servait à manger en
face de nous se figer. Il a filé en laissant tout en plan, comme s’il avait vu un fantôme…
Le flic qui dormait en Dovski se réveilla.
— Comment était l’homme qui servait la soupe ?
— Environ soixante-dix ans, de taille moyenne. Je n’ai pas fait très attention…
Dovski traina sa carcasse jusqu’à la porte.
— Je vais vous laisser, il faut que je m’occupe des documents pour le rapatriement.
— Juliette m’a parlé plusieurs fois de votre amitié. C’était important pour elle.
Marek ne répondit pas. Il avait un goût étrange dans la bouche.
Kreuzberg semblait sans âge avec la neige et ses immeubles aux accents d’un autre temps.
Marek caressait le chien Capa, qui venait de passer une journée livré à lui-même dans
l’appartement de sa maîtresse. Dovski était entré par l’intermédiaire du concierge, après
plusieurs minutes de discussion inintelligible en frallemand, ponctuées par les hurlements de
l’épagneul. Il s’ouvrit une bière, donna une ration de pâté au chien, puis se remit à fouiller
l’appartement. Juliette n’avait pas grand-chose de personnel hormis son ordinateur, des
fringues, des bouquins et quelques images accrochées aux murs. La photographe avait
essaimé tant qu’elle avait pu, tout autour du monde.
Marek regarda entre les pages des livres, dans les poches des jeans, sous le lit. C’est dans un
placard qu’il tomba sur un carnet datant de l’année 1980, où elle récapitulait ses faits et gestes
semaine après semaine. Des ombres effrayantes étaient dessinées sur certaines pages.
Dovski revit l’été qui leur avait fait prendre conscience de l’horreur, quand ils avaient
découvert le père Boulort avec l’un des gamins du quartier dans le local de la kermesse.
Marek et Juliette n’avaient pas été épargnés par les coups du sort, mais ils avaient pris
conscience à cet instant-là que l’espèce humaine pouvait aller beaucoup plus loin dans la
bassesse. On avait fait appel à eux quand l’homme avait été arrêté et ils avaient témoigné
quelques mois plus tard lors du procès. Mais ce prédateur, qui avait fait bien d’autres
victimes, avait été relaxé.
Marek sortit le médaillon des quais et prit son téléphone.
— Salut Nora.
— Dovski, j’ai appris pour Juliette. On dit toujours que les meilleurs partent en premier
mais dans ce cas c’est un euphémisme.
— Justement je suis en train de vérifier quelques détails. Tu te rappelles de l’affaire de la
confrérie Saint-Jean ?
— Bien sûr, j’ai écrit des dizaines de papiers pour le Progrès là-dessus.
— A quoi ressemblait leur emblème ?
— Une sorte de dragon si je me souviens bien.
— Si je t’envoie une photo, tu pourrais me confirmer ça ?
— Pas de souci, Marek.
Quelques minutes plus tard il reçut la réponse, c’était bien le médaillon de la confrérie.
Dovski se plongea dans ses réflexions en faisant la peau à une bouteille de rhum. Il repensa à
l’asile de nuit qu’Helena Landen avait mentionné, où était hébergé le suspect afghan. Il
chercha l’adresse sur son téléphone puis sortit avec le chien.
La nuit de Noël touchait à sa fin quand Marek démarra la Polo rouge de Juliette. Capa était
assis sur le siège passager, la truffe collée contre la vitre et la radio passait le Take Five de
Dave Brubeck. Berlin recrachait le même ballet que toutes les autres villes au petit matin. Le
flot des voitures grossissant sur les boulevards, les gueules usées des travailleurs
s’engouffrant dans le métro, les nettoyeurs de trottoirs, les fêtards du petit matin chantant une
bouteille à la main.
Marek se mit à penser aux idées perdues de la jeunesse, aux ricochets étranges de la vie. Le
tueur n’était pas le seul coupable, il y avait un commanditaire.
Dovski en avait assez de tout ça : il n’en pouvait plus de protéger des assureurs et de petits
patrons, il était fatigué par la façon de faire de certains flics et de certains juges, il était
écœuré aussi par les tueurs, les mafieux jamais inquiétés, les dealers de merde, les proxénètes,
les bandits à cravate, les racketteurs de cour de récrés, les chefs puissants et les larbins
sadiques, tous unis dans la même dégueulasserie, quelle que soit leur classe sociale.
Et puis avant tout Marek était dégouté par lui-même et par toutes les saloperies qu’il avait
faites. Parfois avant de se coucher il se collait son arme sur la tempe, en priant pour avoir le
courage de tirer.
Il ressassait cela quand le lieutenant Helena Landen l’appela.
— Dovski, vous êtes encore à Berlin ?
— Que me vaut le plaisir, lieutenant Landen ?
— Il y a du nouveau dans votre affaire. Le coupable a changé sa version suite aux
conseils de son avocat. Il accuse un français responsable d’ASYL d’avoir commandité le
meurtre, sous la contrainte. Il le menaçait de le faire expulser, lui et sa famille.
— Pourquoi vous me parlez de ça, je ne suis pas dans votre adjoint il me semble…
— Parce qu’il s’agit de l’homme contre qui vous avez témoigné il y a presque quarante
ans, Pierre Boulort. Je viens de lire son dossier, il a été protégé trop longtemps, c’est le
moment de le faire tomber.
— Pourquoi vous déterrez cette histoire ?
— Cet homme a été protégé par l’Eglise trop longtemps. D’ailleurs pourquoi vous n’avez
pas témoigné à son procès alors que Juliette Barda l’a fait ? Sur le rapport vous décrivez la
même scène quand les policiers vous interrogent mais vous n’êtes pas au tribunal…
Elle entendit le tremblement dans la voix de Marek.
— Parce que je ne voulais pas témoigner…
— Pourquoi pourquoi ?
— Ma mère était très pieuse, elle ne voulait pas que je témoigne contre cette ordure. Et je
l’ai écouté. Juliette était bien plus courageuse que moi.
— C’est le moment de rattraper le temps perdu, je vous veux dans mon bureau dans la
matinée. On part en opération mais au retour je veux vous parler rapidement…
Marek raccrocha sans répondre puis il jeta son téléphone par la fenêtre. Il tourna à l’angle
d’Hermann Platz et se gara près du parc Hasenheide. Il fit une caresse à Capa, entrouvrit la
fenêtre pour qu’il ait de l’air et sortit.
Une plaque sobre indiquait ASYL sur une vieille maison, Dovski s’approcha et frappa. Des
voix chuchotèrent et des portes claquèrent à l’intérieur, quelqu’un regarda par le judas mais
on ne lui ouvrit pas. Marek fit le tour du bâtiment et aperçut une ombre qui passait dans le
parc par une grille ouverte. Il se lança à sa poursuite.
Hasenheide était désert et la lumière gagnait peu à peu du terrain avec le jour qui pointait.
Marek ne mit pas longtemps avant de retrouver l’homme qui avançait péniblement sur la
pelouse centrale, entre deux bouquets d’arbres. Il le rattrapa et le fit tomber dans la neige.
C’était bien ce visage en plus vieux, l’un des fantômes de son enfance.
— Pourquoi tu as fait ça, espèce de pourriture ?
Dans le dos de Dovski des ombres progressaient. Pierre Boulort se mit à crachoter.
— C’est Azim qui a proposé de m’aider contre de l’argent, quand j’ai raconté qu’elle
me poursuivait ! Je me suis soigné, elle n’avait pas le droit de briser ma vie…
— Salopard, tu lui a fait du chantage pour le forcer à la tuer !
Marek fouilla dans la poche intérieur de son blouson et il tendit l’arme qu’il avait acheté à une
bande de Kreuzberg quelques heures plus tôt.
— Lâchez votre flingue, Marek. Vous avez gagné, on va l’arrêter.
Landen avançait sur la pelouse, plusieurs policiers à ses côtés.
— Reculez, Helena.
Elle s’arrêta et fit un signe à ses collègues.
Dovski tremblait en pressant le pistolet contre la tête de Boulort. Des larmes roulaient sur ses
cicatrices et se perdaient dans sa barbe.
— Dites-lui de me laisser !
— Ferme ta gueule, toi.
Helena Landen fit un pas.
— Vous n’allez pas foutre votre vie en l’air pour une vermine comme lui, Marek. Il y a
des flics partout dans le parc, vous ne pourrez pas vous échapper. Si vous arrêtez maintenant
vous sortez libre, après je ne pourrais plus rien faire…
Deux policiers tenaient Dovski en joue.
— Et lui, il s’en sort encore ? Un gosse qu’il a abusé s’est pendu le jour de ses vingt ans.
— En Allemagne il existe une justice, il va payer pour le meurtre de votre ami.
— Non, il va payer pour tous ceux qu’il a fait souffrir.
Il tira et Boulort s’effondra. Deux balles fauchèrent alors le détective, qui tomba à son tour sur
le sol glacé.
Une nuit de pleine lune et deux gamins qui se baignent dans la fontaine Bartholdi.
Dovski posa la photo sur son lit et s’assit, sa prothèse de hanche ne le laissant pas tenir debout
très longtemps. Son geste de mort ne l’avait pas nettoyé du chagrin mais il essayait d’avancer,
en se plongeant dans de longues lectures et en essayant de s’inventer une vie pour l’après.
Lily était passé le voir quelques jours plus tôt, ils avaient parlé longuement et la fille de
Juliette lui avait posé mille questions sur leur jeunesse. En partant elle lui avait glissé dans la
main cette photo retrouvée dans les affaires de sa mère.
Marek Dovski s’allongea sur la couchette de sa cellule et regarda à nouveau l’image.
Les deux enfants complices et heureux, comme l’espérance d’un avenir radieux.